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Diplômées dans Diacritik

Chaque femme est un corps. Tous les corps sont mortels. La femme est mortelle. Je me souviens du syllogisme au cours de philosophie de Terminale, imparable, qui m’assurait preuve à l’appui que Socrate était bien mort il y a des siècles et des siècles. Tous les hommes sont mortels, dont Socrate, etc.

Où est la place des femmes dans la déduction ? Si Descartes avait été une femme, le cogito eut-il été plus nuancé, le nez de Cléopâtre plus court, et les chevaux d’Attila, moins vigoureux ? Quand nous parlons du corps d’un homme ou d’une femme, nous entendons toute la matière qui est unie avec l’âme de cet homme. Ouh ouh Descartes, la femme a-t-elle une âme !? Je n’entends rien et tente ma chance du côté de Diderot : Nous changeons sans doute comme les femmes avec le temps. Mais le temps ne nous décompose pas autant qu’elles.

Bon. Ok.

Je me regarde dans la glace. Ça va ?

Bof.

J’ouvre le dernier numéro de Diplômées, revue de L’Association française des femmes diplômées des universités, qui favorise la visibilité des femmes chercheuses en Europe. Ce recueil rassemble des points de vue hétérogènes et référencés, théoriques sans être académiques, relevant parfois de la simple anecdote, du reportage, et même, du ressenti subjectif. Il doit y avoir des réponses, ici, à mes incertitudes, des questions qui relancent La Question (du corps, de la femme, etc.), des ouvertures sensibles.

Je peux accélérer ma lecture, revenir au chapitre précédent, franchir chaque étape explorée par une historienne d’art (Mylène Sarant), une scénographe (Sarah Cassenti), une activiste militante (Sophia Antoine), un psychiatre (Philippe  Wallon), une psychologue (Claude Mesmin, rédactrice en chef), et d’autres encore, qui interrogent le corps sous toutes ses coutures : artistique, politique, philosophique et social, fictionnel, et même, en fin d’ouvrage, le corps créé-copié-collé de l’Intelligence générative (Anne-Sophie Coppin).

Automate naturel qui surpasse infiniment tous les automates artificiels selon Leibniz, le corps peut être joyeux, mélancolique, intelligent ou encombrant, vieillissant, enfin régénéré par les filtre des algorithmes. Du maquillage au tatouage, séducteur ou séduit, dénudé ou camouflé par les plis d’un vêtement, on se souvient qu’à l’âge baroque le visage était mille fois plus érotique : Les larmes, considérées comme l’une des expressions les plus tangibles des passions humaines (Mylène Sarant). L’émotion des bergers dans la fiction pastorale du XVIIe siècle, nous la retrouvons dans l’analyse passionnante de Mylène Sarant : Tous les amoureux grossissent quelques rivières de leurs larmes (S. Kerkovian, Thématique de l’Astrée, Honoré Champion, 1991).

Parce qu’il interroge une quantité d’affects qui le dépassent et le débordent, le corps nous interpelle dans la fiction bienfaisante d’un monde champêtre étanche aux guerres (de religion), aux intrigues politiciennes (monarchie), à la dureté de l’existence (peuple versus noblesse) : La beauté plastique des amants mais aussi leur grande vulnérabilité corporelle est l’objet d’une vive attention de la part des écrivains du XVIe et XVIIe siècle, dans la sphère de la pastorale, genre littéraire qui célèbre l’amour dans un cadre bucolique et idyllique. Univers clos, douillet, où la chair éternellement rose irriguée par les larmes, reste intacte ainsi qu’un motif de Jouy qui décore la chambre des enfants : on n’a pas honte de pleurer au bord des fontaines. Le fait que les artistes aient privilégié la représentation des bergères en larmes mériterait une étude approfondieDe la petite bergère éplorée à la passion violente de la grande Sainte (Thérèse en extase), du Bernin à Philippe de Champaigne, les larmes de Marie-Madeleine sont comme des perles, des choses durcies sur un visage de femme fixé pour l’éternité.

Pour Madame de Scudéry et son cercle, la pastorale était le genre féminin par excellence, et c’est un homme, Charles Sorel, qui observe en 1671, que la pastorale est le lieu du triomphe de leur sexe …

On est encore loin des révolutions et du corps sans organes de Deleuze, débarrassé des injonctions oedipiennes de la psychanalyse papa-maman.

Cette revue transdisciplinaire permet un saut jusqu’au siècle de mai 68, loin de la douceur suave et de la volupté : la femme désormais affranchie des injonctions patriarcales, peut explorer dans le champ de l’art son corps sexuel ou maternel (ou les deux), ou encore la violence domestique et la représentation codée de son apparence. Marie Bagi revient sur ces années-Body Art, lorsque la condition féminine est interrogée sans concessions, parfois avec un masochisme revendiqué. Marina Abramovic utilise son corps pour affirmer sa place dans un monde dominé par les hommes. Comme le médium faisait le message, le corps féminin devient support ET message.

En 1974, Abramovic propose au public du studio Morra, à Naples, une performance avec la consigne Faites de moi ce que vous voulez. Elle rend inopérant, impossible et paradoxal, le concept de femme-objet. Une varitété de petits assauts sexuels fut effectuée sur son corps. Sa gorge fut sabrée par quelqu’un qui put boire son sang …  Elle était tellement engagée dans ce projet qu’elle n’aurait pas résisté à un viol ou à un meurtre … 

C’est l’époque où Orlan brade ses baisers à 5 francs (0,76 € d’aujourd’hui, c’est peu, l’inflation ayant fait monter l’euro et le cours du baiser depuis). Où Gina Pane rejoue à sa façon La Crucifixion (scarifications sur les bras, gouttelettes de sang féminin).

Dans le chapitre dédié au corps social et politique, Sophia Antoine, artiste et militante féministe, confie : Ma peau se fissure, trop courte pour mes 176 centimètres, elle craque sur mes chevilles … elle n‘a jamais su me contenir. Onpourrait comparer le mouvement féministe à une histoire de peau tendue comme un tambour, pour faire barrière à la toxicité du monde, au sexisme et autres dégueulasseries du patriarcat.

Alice Neel

Un autre point de vue revient sur les fondamentaux de la philosophie et de l’éternelle séparation de l’âme et du corps. La chercheuse Jing Xie nous explique la tradition chinoise par la non-séparation des deux notions : on peut dès lors relativiser l’angoisse face au néant, à l’idée que notre âme disparaîtra à jamais. (Dans le Phédon de mon cours de philo, je me souviens que Platon me faisait revivre les dernières heures de Socrate). Avec le souffle vital de la tradition chinoise (impossible à envisager dans le cadre de l’ontologie occidentale), je ne crains plus la mort et la dégénérescence (je peux me passer de crème hydratante). Il n’y aura ni être, ni néant, mais une forme toujours actualisée du concept de naître et de mourir, dans un aller-retour permanent.

Dans Dire le corps, Sonia Bressler signale l’impossibilité d’étreindre physiquement son propre corps : suis-je capable d’en dire quelque chose ?  … Dans quelle mesure l’intimité corporelle et les liens sociaux du corps sont-ils solubles dans nos écrits ?

Merleau-Ponty résoudra le problème en faisant de la pensée du corps un sujet d’expérience et de perception. Les lecteurs et les lectrices de Proust et de Virginia Woolf le savent, naviguant avec bonheur parmi les atomes d’une mémoire réactualisée, sensorielle, fascinante.

Quant au corps contrôlé et régulé par les institutions, Michel Foucault saura le décrypter dans Surveiller et punir : Le contrôle disciplinaire ne consiste pas simplement à enseigner, il impose la relation la meilleure entre un geste et l’attitude globale du corps, qui est la condition d’efficacité et de rapidité.

Où se loge la femme (son corps) dans ce corpus de concepts, de discours, de représentations ?

Pour le duo Depardieu-Trump, il suffit de la réduire à des petits morceaux ici et là (une chatte, des fesses). Le binôme Piccoli-Bardot nous proposait un dispositif autrement sophistiqué et beaucoup plus élégant (Le Mépris) : Godard montrait l’actrice entièrement nue. Pour des raisons commerciales exigées par la production, Bardot se déshabille puis s’allonge aux côtés de Michel Piccoli. Si aujourd’hui une femme dit à un homme dans la rue Et mes seins, tu les trouves comment ?, elle finira au mieux dans un lit, au pire, au commissariat.

Dont acte.

Sonia Bressler, Claude Mesmin [dir.], revue Diplômées n° 288-289 : Le Corps, mars 2024, éditions La Route de la Soie, 210 pages, 19€.

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Commentaires: 1
  • #1

    sarant (vendredi, 17 mai 2024 13:38)

    Bonjour, merci d'avoir publié ce bel article, pourriez-vous indiquer le nom de l'autrice, mon amie Véronique Pittolo. Véronique est critique d'art et poétesse,
    En vous souhaitant une très belle journée
    Amicalement
    Mylène